La seconde a été élève du premier. Tous deux partagent la passion du contenant et du contenu. Rencontre avec Marion Chatel-Chaix et Marc Bretillot, deux designers-culinaires qui proposent une programmation culinaire Upernoir en collaboration avec les métiers de bouche du territoire.
En gastronomie, on a l’impression que le noir est absent…
Marion Chatel-Chaix : A tort ! Upernoir, c’est le champ des couleurs sombres avec toutes leurs nuances. Le noir est simplement utilisé sobrement, avec parcimonie.
Marc Bretillot : Oui car ce sont souvent des aliments puissants comme s’ils avaient absorbé une dose importante de saveurs. L’ail noir, la prune, le caviar, la truffe. Le café aussi.
Quelle place occupe ce dernier produit justement ?
M.B. : Le café – comme la bière et le chocolat – est très vite entré dans la réflexion. La torréfaction est une vieille tradition du nord de la France. Le café, c’est la touche finale du repas, l’ultime saveur, celle qu’on retient.
Peut-on parler de mémoire palatine ?
M. Ch. : Le souvenir va au-delà du goût. Si manger sollicite les cinq sens, ce sont les émotions qui impriment la mémoire. Dans la Physiologie du goût*, Brillat-Savarin écrivait :« le plaisir de la table est la sensation réfléchie qui naît de diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnes qui accompagnent le repas. » Plus tard, avec sa célèbre madeleine, Proust réaffirme la rémanence complice de ce qu’on vit au moment où on mange.
Par définition, les grandes émotions culinaires sont rares.
M. Ch. : Je les compte sur les doigts de mes mains ! Pour moi, les émotions culinaires ne sont pas que sur le goût, comme l’illustre la citation de Brillat-Savarin. Un lieu qui sait complètement générer des émotions en ayant une ligne directrice à la fois dans et autour des assiettes est la Grenouillère. Le chef Alexandre Gauthier – qui travaille dans une cuisine toute noire ! – gère son établissement dans les moindre détails et cela vient renforcer les souvenirs des moments passés à sa table. A chaque fois que j’ai pu y aller ça a généré chez moi de grands souvenirs… Mais on peut aussi avoir une émotion avec un sandwich !
Que vous inspire le territoire d’Upernoir ?
M. Ch. : Je suis originaire de Grenoble, pays de montagnes. Le nord, c’est plat. Alors, la moindre éminence devient graphique. Un terril et un chevalement sont terriblement inspirants. J’y vois un mélange de tableau japonais onirique et de machineries incroyables comme celles créées par la compagnie nantaise Royal de Luxe.
M.B. : Le féru de patrimoine industriel que je suis est sensible aux carreaux de fosse mais aussi aux jardins des cités minières. Un jardin, c’est une cuisine. Un lieu de représentation à travers lequel on montre son savoir-faire.
Le territoire peut-il faire naître un plat ?
M.Ch. : Oui, un terril, c’est un merveilleux. C’est aussi une zone de cueillettes que l’on peut restituer dans une assiette. On peut aussi travailler la pomme en hommage aux mineurs qui jetaient leurs trognons.
M.B. : L’assiette révèle et/ou inspire certaines pratiques. Le gigot-bitume en est la parfaite illustration. Après avoir achevé un chantier, certains cantonniers ont l’habitude de faire cuire dans le bitume un gigot emballé dans je-ne-sais combien de feuilles d’aluminium.
Vous n’êtes pas arrivés comme un cheveu sur la soupe…
Ch./M.B. : Pour UperNoir, c’était évident de travailler avec des artisans. Des boulangers, des chocolatiers, des restaurateurs de tous horizons, des maraîchers, des traiteurs, un glacier même. On leur a demandé ce que le noir évoquait pour eux. Nous sommes là pour accompagner le potentiel des gens et d’un territoire. Avec son lot de surprises.
Comme la thématique du brûlé ?
M.B. : Le sujet a surgi des workshops. Pour ma part, c’est un thème que j’affectionne. Je fais des pains brûlés avec de la ganache au chocolat.
M. Ch. : On l’associe traditionnellement au barbecue, au marquage noir de la grille sur un poisson, une viande ou un légume comme l’aubergine
En parlant d’a priori, que vous évoque la frite ?
M.Ch/M.B. : Par-dessus-tout la convivialité !
M.B. : Il faut avoir à l’esprit que la frite a bousculé les codes. Elle a apporté une texture croustillante au peuple qui n’avait jusqu’alors accès qu’à des bouillies. En 2021, avec trois euros, si c’est bien fait, on a un produit de luxe fait devant vous, rien que pour
vous !
M.Ch. : On peut même imaginer quelques accompagnements sombres comme des pickles au chou rouge, une moutarde aux graines de sésame ou un vinaigre balsamique au jus de betterave. Tout ça, à emporter car la frite, c’est l’incarnation du nomadisme culinaire.
Quel regard portez-vous sur le boom du clic and collect ?
M.B. : Il est toujours utile de rappeler que la France est l’un des pays au monde où la position assise est la plus respectée. Le cœur de la question, c’est le service. Plus l’établissement est haut de gamme, plus les à-côtés ont une présence subtile. On ne heurte pas les couverts, on débouche sans bruit, on n’a pas besoin d’une nappe sonore. Dans la vente à emporter, tout ça disparaît au profit d’un fait minute exclusif avec une contrainte majeure : comment ne pas abîmer/conserver le produit. La pâtisserie s’est construite autour de ça.
M.Ch. : D’où l’importance du packaging culinaire. Un triangle en craft, un vanity, des assiettes recyclées. Dans la vente à emporter, le choix du contenant n’a rien d’anodin. Il véhicule un message.
Le design-culinaire est donc un acte militant ?
M.B. : Le design dit toujours quelque-chose car il matérialise une idée. Associé à la gastronomie, il n’est pas moins revendicatif. Pour moi, design et cuisine ont toujours entretenu une relation fusionnelle. Peut-être est-ce dû à mon intérêt pour les techniques de verres à chaud. Le feu est un élément qui me fascine, comme les matériaux. La fibre du bois, c’est le muscle de la viande. Monter une mayonnaise, c’est comme catalyser de la résine.
M. Ch. : J’ajoute qu’on donne non seulement une forme au récipient mais aussi à ce qu’on mange. Les pâtes – creuses, torsadées ou en lamelles -, les gâteaux étagés, les viandes taillées. Chaque designer a sa propre pratique. Moi je m’intéresse aux restaurants, comment les chefs pensent leurs nouveaux plats. Un plat se construit. C’est pour ça que les Chefs racontent une histoire avec une introduction, des chapitres, un final. C’est de la poésie car ils dédramatisent la technique au profit de l’émotion. Dans Upernoir, l’émotion doit prendre le dessus.
*Avocat, magistrat de talent, Jean-Anthelme Brillat-Savarin était aussi réputé pour être un fin gastronome. Sa Physiologie du goût, parue en 1825, connut un grand succès d’édition.